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n timbre, deux timbres, trois timbres. J'avais l'impression désagréable que le tas de lettres en face de moi ne diminuait pas, alors que je tramais depuis ce matin, n'ayant eu pour seule et unique pause que l'heure du déjeuner, qui ne m'avait permis d'évacuer entièrement la frustration inévitable que formait en moi ce boulot d'automate, que je ne pouvais que mépriser au plus haut point. J'étais au dessus de ça, bien au dessus de ça, en tant que Brynhild. Jamais je n'aurais du me salir les mains de la sorte -tout ça, c'était la faute de la mère qui était la mienne, à qui j'en voulais plus que jamais de me faire subir une chose pareille. En effet, si l'on m'avait dit plus jeune qu'un jour j'en viendrais à travailler pour pouvoir subvenir à mes besoins et mener une vie plus ou moins confortable, j'aurais ris au nez de cet imbécile ignorant. Et pourtant voilà que j'étais attablée à un bureau, désespérant silencieusement au dessus de formulaires administratifs et autres documents jugés assez importants pour atterrir directement entre les mains de notre maire.
Je vomissais ce job, je le haïssais de toute mon âme. Et pourtant, Dieu sait que je ne pouvais pas me permettre de donner ma lettre de démission -pas alors que je n'avais pas encore rassemblé l'argent nécessaire à mon évasion de ce monde qui n'était pas le mien. C'était tout ce que je demandais après tout : partir loin d'ici, mener l'existence que j'avais choisi de mener, non pas en tant que viking ou que petit prodige de politique ou autre domaine dans lequel mes parents espèreraient que je me démarque. Je voulais être libre, libre de choisir celle que je voulais être, après les évènements désastreux qui s'étaient produits dans notre ville. Aline ? Astrid ? Qui devais-je incarner à présent que les deux "moi" s'étaient fondues en une ? Qui devais-je choisir d'être alors que tous avaient déjà choisi leur clan, là dehors ? La décision était bien trop difficile à prendre à mes yeux. Alors j'avais décidé de ne pas choisir. De n'être ni l'une, ni l'autre. De vivre en tant qu'Ally, sans me soucier de mon passé, l'occultant jusqu'à ce qu'il n'ait plus aucune emprise sur mon présent.
Quatre timbres, cinq timbres, six timbres. Je ne pus m'empêcher de me moquer de ma propre personne face à cette situation plus que risible : qui aurait cru qu'il me faudrait vivre un enfer pour pouvoir enfin réaliser mon rêve ? Cela, on ne nous l'apprenait pas dans les contes de fées. On ne nous racontait que ce que l'on voulait entendre. Cela avait toujours été le cas, et continuerait encore après notre mort. Peut-être était-ce mon âme d'artiste maudite à l'image de Baudelaire qui me faisait envisager les choses de cette manière. Le fait est que j'avais besoin de mes dessins pour exprimer la réalité, pour voyager dans la fantaisie. J'avais besoin d'eux pour vivre, et l'on tentait de m'en empêcher. Cela, je ne pouvais le tolérer.
Alors je supportais, j'enchainais café, doses de sucre quotidiennes pour tenir le coup, malgré les tâches abrutissantes qui m'étaient confiées, uniquement troublées par les quelques citoyens venant se plaindre aux administrateurs. Ils ne passaient pas devant le placard dans lequel j'avais été jetée telle une vulgaire bonne -heureusement pour moi- mais les voix me parvenaient depuis le bureau de mes collègues, m'offrant parfois quelques fous rire, la moindre anecdote croustillante constituant un véritable divertissement à côté de ma mission aux effets de somnifères. Je les écoutais discuter, tendais presque l'oreille lorsque j'entendais la porte claquer, et me réjouissais d'avoir l'opportunité de jouer ce rôle de petit souris dissimulée, afin d'obtenir des renseignements que je n'aurais pu avoir autrement. C'était bien le seul avantage de ce job sous payé : les ragots qui circulaient parmi les employés. Et dieu sait que j'y étais attentive.
Sept timbres, huit timbres, neuf timbres. Plus que quelques heures à tenir avant la fermeture, me laissant tout juste le temps de passer faire un tour à la boutique d'art la plus proche afin de me fournir de nouveau en estompes, la dernière en liste allant bientôt rendre l'âme après des mois de bons et loyaux services. Ma mère était supposée m'en commander de nouvelles depuis longtemps, mais il fallait croire que cela était bien moins important que les nouveaux plans excentriques planifiés pour la maison, me laissant dans l'obligation de me déplacer moi-même. Papa ne rentrant pas à la demeure familiale avant la nuit tombée, cela signifiait de plus qu'aucune voiture ne serait à ma disposition. Bon sang, si je n'avais pas su que Jay restait travailler ses cours jusque tard le soir, sans doute aurais-je été tenté de faire appel à lui, rien que pour ne pas avoir à traverser seule mais avant tout à pieds la distance qui me séparait du petit magasin dans lequel j'avais l'habitude de me réapprovisionner.
Soupirant, je m'imaginais déjà l'horreur que cela serait en talons, tout en progressant dans mon activité, collant un à un les timbres officiels pour déposer toutes ces lettres dont j'ignorais véritablement l'intérêt sur la pile déjà formée par les courriers prêts à être envoyés. Avec un peu de chance, cette balade forcée me réveillerait de l'état de léthargie dans lequel j'étais progressivement en train de plonger. Si cela continuait comme ça, sans doute finirais-je comme ces travailleurs déprimés à vingt ans qui se réfugiaient dans l'alcool et la drogue pour trouver un sens à leur vie.
Dix timbres, onze timbres, plus de timbres. Je lançais un regard las à la plaquette vide en face de moi, avant de décider de me lever afin d'en reconstituer le stock nécessaire sur mon bureau. Je pris quelques secondes afin d'étirer mes membres endormis par l'inactivité de mon poste, avant de finalement me tenir de nouveau debout, et prête à accomplir ma tâche. Je traversais les bureaux sous les regards curieux de certains employés découvrant tout juste ma présence pour me rendre vers la petite armoire au sein de laquelle étaient conservés les petits bouts de papiers que je recherchais, me faisant surprendre lorsque la porte de la mairie s'ouvrit en claquant, comme à son habitude.
Je tournais alors la tête, curieuse, pour découvrir dans l'embrasure un homme que j'avais déjà pu apercevoir dans les rues de Storybrooke -un agent de police, de ce que j'en savais. Cela attira immédiatement mon attention -avec un peu de chance aurais-je l'opportunité de repartir d'ici avec de bonnes histoires à raconter aux amis le lendemain à l'université. Ce qui me surprit néanmoins fut sa trajectoire, bien plus orientée vers la table où je me trouvais quelques secondes auparavant que vers mes collègues assis devant leurs écrans d'ordinateur -en cela, je ne pouvais pas me tromper, isolée comme je l'étais de toute civilisation.
Avais-je fait quelque chose d'illégal ? Je ne le pensais pas. Pas depuis quelques années tout du moins, ce qui me rassurait sur cette possibilité : il ne venait pas me faire la morale, ni m'arrêter pour quelque délit que ce soit. Alors quelle pouvait bien être la raison de sa visite ? Un instant, l'idée de ma mère emmenée au poste me fit sourire, avant que je ne me reprenne finalement pour envisager la situation dans sa globalité : sans elle, Papa ne serait rien de plus qu'une larve, ce dont nous n'avions pas besoin ces derniers temps.
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Bonjour, saluai-je le nouveau venu, un sourire poli sur le visage, un regard scrutateur posé sur lui, dans le but de déterminer ses intentions.
Puis-je vous aider ?J'avais beau n'avoir rien fait de mal -tout du moins, de ce que je pouvais bien me rappeler-, je ne pouvais m'empêcher de me montrer méfiante. Dans le monde soit disant parfait dans lequel nous vivions, un inspecteur ne venait pas s'adresser à une jeune fille telle que moi pour la complimenter sur sa nouvelle paire de chaussure.